1En raison des avancées réelles mais toujours partielles en matière thérapeutique, le VIH reste aujourd’hui, pour les individus infectés, une marque qui les fait entrer dans une catégorie sinon encore infamante, en tout cas, dans une catégorie à laquelle on reconnaît moins de droits qu’à d’autres, une classe d’individus qui restent encore en sursis. Le statut « VIH+ » demeure un signe de discrédit profond pour celui qui le porte. De cette catégorie abstraite des individus séropositifs peuvent émerger différents groupes concrets comme celui, examiné dans cet article, des femmes abidjanaises enceintes suivies médicalement pour leur sida.
2Le travail de Goffman sur la notion de stigmate (1975) peut nous aider à comprendre la manière dont elles gèrent leur nouveau statut. Pour Goffman, le stigmate est, pour un individu dans une situation sociale donnée, un caractère discréditant qui conduit à ce que les autres perçoivent cet individu comme faisant partie d’abord d’une catégorie à part, différente des normaux et le plus souvent indigne de la place à laquelle il prétend. Lorsque le caractère discréditant est peu visible, l’individu peut développer un certain nombre de stratégies de dissimulation pour préserver l’identité sociale qu’il souhaite que les autres lui reconnaissent (une identité sociale virtuelle différente de son identité sociale réelle pour reprendre les termes de Goffman). Le sida se prête tout particulièrement à ce type de dissimulation (y compris pour soi-même quand l’individu ne veut pas savoir s’il est porteur de la maladie) dont les conséquences peuvent être dramatiques pour les autres que l’on ne protège pas pendant les rapports sexuels. Le cas des couples sérodiscordants étudiés ici nous met au cœur du dilemme qui s’offre au porteur VIH+ : se protéger ou protéger son conjoint d’une contamination par voie sexuelle, se soigner régulièrement et essayer de protéger l’enfant que l’on porte revient à avouer qu’on est soi-même porteur ; vouloir continuer à dissimuler son statut conduit alors, à plus ou moins long terme, à contaminer l’autre. C’est dans cette perspective de dévoilement volontaire du stigmate à fin de protection du conjoint et de l’enfant que l’association étudiée par l’auteur travaille. Quatre problèmes liés au dévoilement vont être ici évoqués.
3Se poser la question de l’annonce au conjoint de sa séropositivité amène à s’interroger sur les modifications du lien conjugal et sa stabilité une fois le stigmate dévoilé : comment évoluent les relations après la révélation d’une caractéristique cachée qui pourra renvoyer à d’autres faits eux-mêmes discréditants pour la personne qui se confie (avouer sa séropositivité peut revenir, dans certains cas, à avouer aussi son infidélité, c’est-à-dire non plus une caractéristique biologique mais un fait qui touche à la dimension morale de l’individu) ? Comment l’image que l’un a de l’autre évolue-t-elle avec la révélation ? Goffman estime que les individus qui sont au courant du stigmate qui frappe quelqu’un ont tendance à considérer celui-ci d’abord comme un membre de sa catégorie stigmatique. La famille n’échappe pas à ce processus qui fait qu’à certains moments, l’être le plus proche pourra être considéré d’abord comme un individu séropositif. A. Tijou Traoré montre bien ainsi la gamme des manières dont l’épouse séropositive peut être considérée par son mari : le conjoint VIH+ peut être vu tout d’abord comme une personne porteuse d’une caractéristique importante mais peu essentielle pour la relation, et même susceptible de disparaître une fois qu’un vaccin ou traitement sera disponible (« personne ne doit être au courant jusqu’à ce qu’un jour, on dise qu’on a trouvé le remède ») comme c’est le cas pour Josiane et Roland qui poursuivent leur vie de couple en faisant fi de la maladie (ils font un bébé et se marient). Il peut également être vu d’abord comme porteur d’une maladie avant d’être une personne singulière (comme en témoigne l’attitude des maris qui s’éloignent de leur épouse car ils ont peur d’être contaminés) et par là comme un individu qui possède une caractéristique incompatible avec le statut de conjoint (c’est le cas d’un des couples en cours de rupture car le sida est synonyme pour eux d’un abandon des projets, de maternité notamment). Cette variété des manières de considérer le conjoint après le dévoilement est mise en correspondance avec des formes de vie conjugale mais les critères de définition paraissent parfois flous ou peu opérationnels.
4Le texte soulève un second problème lié au premier : celui des transformations de la relation conjugale. Les deux conjoints vont devoir désormais gérer à deux le secret et masquer à deux le stigmate qui menace l’identité individuelle de chacun et du couple mais aussi gérer la maladie et son traitement. La maladie peut devenir l’horizon commun du couple. Le partenaire séronégatif va alors pouvoir endosser un rôle de soutien dans la lutte contre la maladie. Ce n’est donc pas seulement l’identité personnelle de l’individu malade qui change, ce sont aussi les rôles dans lesquels les individus sont engagés qui peuvent changer et se tourner de plus en plus vers la gestion de la maladie ou du stigmate. La fonction de garde-malade (dans les moments de crise), de gardien des secrets du conjoint peut parfois devenir pesante, statutaire comme la maladie pour le malade (comment éventuellement le conjoint masque-t-il lui-même le poids de ce rôle et de son regard obnubilé par la maladie pour ne pas gêner le malade ?). La fonction de garde-malade ou d’accompagnateur, si elle est utile pour le traitement de la maladie, peut aussi être un facteur de détérioration des relations conjugales.
5Le texte évoque un troisième problème qui peut être formulé dans les termes de la théorie de Berger et Kellner (1988). Selon ces deux auteurs, le couple crée un monde commun à travers la conversation. Dans ces échanges, les deux conjoints discutent de ce qu’ils sont, de ce qu’ils vivent, de leurs relations et réinterprètent les divers éléments constitutifs de leur identité individuelle. Ainsi, les conjoints construisent un récit commun qui leur est propre. Ce récit commun ne signifie pas que les deux conjoints deviennent transparents l’un pour l’autre. Chacun peut conserver des réserves d’informations personnelles. La conversation établit et valide les statuts de chacun des deux conjoints, les qualités qu’ils possèdent. La conversation conjugale peut même révéler à un des membres du couple qu’il est porteur de qualités qu’il ne soupçonnait pas, l’autre conjoint se comportant comme un Pygmalion à l’égard du premier (de Singly, 1996). Que se passe-t-il donc lorsque une nouvelle information sur soi, qui nous fait entrer dans une catégorie différente de celles possédées habituellement, est transmise dans la conversation conjugale ? Comment le changement de statut prend-il sens au sein du monde commun établi par le couple ? Comment ce nouveau statut modifie-t-il ce monde commun ? Plusieurs exemples dans le texte montrent combien la conversation conjugale peut avoir déjà pris en compte, bien avant sa révélation, un changement de statut. Dans la conversation, le couple ne réinterprète pas seulement le monde passé et présent mais il fixe l’horizon des mondes futurs. Ce sont tous les scenarii évoqués sur un ton mi-sérieux, sur le mode du « et quand je serai vieux, est-ce que tu m’aimeras toujours ? ». Le couple, par la conversation, construit ainsi un monde commun qui prend en compte un certain nombre de projets ou d’éventualités sur les statuts futurs de chacun des deux conjoints. Le fait de devenir séropositif dans une aire comme l’Afrique est un des changements de statut qui ont une certaine probabilité et qui peuvent revenir assez souvent dans la conversation conjugale. Certains couples, comme celui de Josiane et Roland, en ont parlé explicitement et longuement. Il s’en est suivi une prise en charge conjugale de la maladie puisqu’ils se sont rendus en couple au centre de dépistage. Le dévoilement des résultats était donc très fortement favorisé par ce monde commun où le sida existait déjà et avait fait l’objet de conversations. D’autres couples, au contraire, n’ont visiblement jamais abordé le thème du sida : une femme prend l’initiative de faire le test et de vérifier la réaction de son mari à une éventuelle réponse positive. Cet exemple montre, d’une part, que le couple peut ne jamais avoir envisagé ce scénario auparavant et, d’autre part, que, dans ce cas de figure, le conjoint a besoin d’avoir une idée de la réaction du mari à la nouvelle. La proposition de scénario se fait donc « en situation », juste après le test, mais, même dans ce cas, le mari lui répond qu’il n’est « pas prêt à parler de ça ». Un autre exemple est donné par ce couple dont le mari « avait dit qu’il ne voulait pas être au courant ». Ici le sida est un élément qui a été évoqué en couple mais qui, du point de vue du mari, doit rester du domaine du privé. Il est opposé au test de dépistage et ne tiendrait pas à en savoir le résultat : le sida ne peut être l’objet de scénario car il n’existe que dans les marges du monde conjugal chez ce couple. Cette incertitude de la place du sida dans le monde commun conduit l’épouse à dissimuler sa maladie et à utiliser la visite impromptue chez un médecin pour se faire aider de celui-ci dans l’annonce. À côté de la conversation conjugale, le discours du spécialiste est là pour canaliser les réactions des maris et pour faire en sorte que cet élément ne détruise pas la relation conjugale. Il est un médiateur qui permet de pouvoir discuter en couple du nouveau statut du conjoint, d’intégrer le nouveau statut dans le monde commun conjugal.
6Le texte montre donc que le monde commun construit par la conversation conjugale permet d’anticiper d’éventuels changements de statut des conjoints au cours du temps. Il est suffisamment souple pour faire d’un nouveau statut un de ses éléments centraux qui va donner du sens et réorienter toute la vie quotidienne. Par ces anticipations, il participe de la sécurité ontologique chère à Giddens (1994). Mais le monde commun des couples n’envisage pas tous les scenarii possibles. Certaines questions ne sont pas discutées parce qu’elles sont contraires au fait même d’être conjoint, ou tout simplement parce qu’elles sont culturellement inenvisageables. Certains couples montrent alors plus de mal à entendre la nouvelle et à l’accepter. Le monde commun peut s’adapter : le mari peut accepter la maladie et, en tant que conjoint, faire preuve de solidarité à l’égard de l’épouse malade. Mais le monde commun peut également imploser comme le montre le cas de rupture car l’horizon commun de la procréation (un des changements de statut souhaité) s’effondre.
7Enfin, l’annonce de la maladie conduit à se poser la question du groupe auquel l’individu séropositif choisit de s’affilier. Selon Goffman, une personne stigmatisée est un être à l’identité ambiguë puisqu’elle fait à la fois, par de multiples aspects, référence au monde des normaux mais en même temps, à bien des égards (le traitement et le suivi médical), partie du monde des malades. Comment le malade gère-t-il son appartenance à ces deux mondes ? Comment son conjoint gère-t-il son propre « alignement » (pour reprendre le terme de Goffman), lui qui est proche de ce monde des malades mais n’en fait pas partie, et qui est membre du monde des normaux mais toujours susceptible d’être, lui aussi, discrédité ? L’alignement différencié ne crée-t-il pas des différences dans le couple ? Les couples observés restent presque tous ensemble mais certains sont sur le point de se séparer. C’est l’expérience racontée dans le film Le docteur de Randa Haines (1991) où le docteur Jack McKee, chirurgien renommé, sans état d’âme vis-à-vis de ses patients, avec une famille unie, apprend qu’il est atteint d’un cancer de la gorge. Devenu simple patient soumis au manque de compassion de ses anciens confrères, son monde personnel s’écroule. Il s’aligne progressivement sur le monde des malades. Il s’éloigne de sa femme et devient très proche d’une jeune femme atteinte d’un cancer au cerveau incurable qui sait lui donner une attention individuelle et des conseils pour continuer à vivre. L’acquisition de son nouveau statut marque la fin de son appartenance à l’ancien monde des normaux et sa conversion à un monde considéré, dans le film, comme plus humain. La maladie brise son couple car son proche ne parvient pas à le comprendre et à le soutenir. L’annonce du sida peut également conduire à ce type de réaction d’éloignement personnel par rapport à la famille et de rapprochement avec les malades. Les conjoints séronégatifs peuvent parfois accompagner ces changements d’affiliation et se rapprocher du groupe des séropositifs. Parler au conjoint sain, c’est une manière de rester dans le monde des normaux, de réaliser cette conciliation identitaire, mais cela peut être aussi une manière d’entraîner celui-ci à modifier lui-même son appartenance et à assumer plus personnellement le stigmate (bon nombre de parents de personnes qui ont subi des maladies graves ou ont connu des drames peuvent, comme Stéphanie Fugain pour les personnes atteintes de leucémie, décider à un moment donné de s’engager aux côtés des autres malades). C’est aussi montrer (par l’intégration au monde commun du couple) sa volonté de gérer conjugalement la maladie et donc continuer à donner de l’importance au conjoint.
Références bibliographiques
- Berger P.L., Kellner H., 1988, Le mariage et la construction de la réalité, Dialogue, 102, 6-21.
- Giddens A., 1994, Les conséquences de la modernité, Paris, l’Harmattan.
- Goffman E., 1975, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Éditions de Minuit.
- de Singly F., 1996, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan.