Notes
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Pierre Czernichow, médecin de santé publique à l’Université de Rouen, Département d’Épidémiologie et de Santé Publique, CHU, 1, rue de Germont, 76031 Rouen Cedex, France : e-mail : pierre.czernichow@chu-rouen.fr
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[1]
Décret n° 97-360 du 17 avril 1997.
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[2]
Loi n° 2004-806 du 9 août 2004, relative à la politique de Santé publique.
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[3]
Plan national « santé-environnement » 2004-2008, accessible sur http://www.sante.gouv.fr
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[4]
Plan Cancer 2003-2007, accessible sur http://www.plancancer.fr
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[5]
Loi du 13 août 2004 relative à l’Assurance maladie.
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[6]
Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
1R. Massé rappelle l’éclairage apporté par les sciences sociales sur la santé publique, identifiée comme un lieu d’asservissement des citoyens à une religion normative de la santé et du corps. Il suggère une trêve dans l’analyse critique de cette « institution mandatée par l’État pour les actions de santé », jugeant probablement la cause entendue. Dans un mouvement sympathique, quoique purement hypothétique, il propose cependant d’explorer d’éventuels effets « positifs » de la santé publique sur les personnes aussi bien au niveau individuel (effet d’intégration et de participation sociale, maîtrise sur soi et contrôle de son destin sanitaire, initiation d’un projet de vie, développement d’une « responsabilité individuelle engagée », lieu d’expression de la rationalité axiologique) que collectif (lieu de reconstruction du sens de la vie, potentiel subversif de l’éducation à la santé, participation du public dans la gestion des politiques de santé, conciliation des normes collectives contraignantes avec les valeurs individuelles).
2R. Massé interroge donc en priorité le champ de la prévention, qu’il s’agisse d’éducation pour la santé, ou de dépistage, voire de prévention tertiaire, auxquels le champ de la santé publique ne se réduit toutefois pas. Dans ce cadre, une information ou même une directive à caractère normatif, voire autoritaire, adressée à des individus placés en situation de choix d’un comportement nouveau, ou d’abandon d’un comportement adopté jusque là, menace le respect du principe de liberté des personnes, et met donc clairement en cause l’éthique de cette démarche ; cette logique a, en effet, longtemps prévalu dans les projets de prévention. Elle participe d’une attitude directive des professionnels de santé, en particulier des médecins vis-à-vis des patients dont l’autonomie a pu ainsi être mise en question. On ne peut que le regretter rétrospectivement. Cette logique a d’ailleurs fait la preuve de son inefficacité par rapport à l’objectif fixé (IGAS, 2003).
3Toutefois, on attend peut-être aujourd’hui du chercheur une autre posture qu’un jugement sur le « mal » ou le « bien » qui caractérise une démarche professionnelle ; un éclairage scientifique devrait aider à mieux expliquer les logiques à l’œuvre, et les jugements de valeur, négatifs ou positifs, ne nous y aident guère.
4La difficulté réside peut-être dans la prémisse de la démarche, poursuivie par R. Massé, selon laquelle la santé publique est une « institution » dont le caractère unique, cohérent, voire monolithique, n’est pas discuté ; cette approche fait probablement obstacle à une analyse explicative des phénomènes caractéristiques du champ de la santé publique. En effet, l’observation, même rapide, des données sociales suggère que la santé publique est, plutôt qu’une « institution », un domaine d’action (et de recherche) dans lequel de multiples acteurs sont engagés pour améliorer la santé de la population (Henrard et Ankri, 2003). La diversité même de ces acteurs (Carricaburu et Ménoret, 2004) interroge la cohérence de leurs discours et de leurs actions : s’agissant de l’État, il faut distinguer les services centraux (dont la multiplicité, concernant les positionnements sur la santé, doit être soulignée : ministère chargé de la santé, certes, mais aussi éducation, agriculture, sport, armées, etc.) des services déconcentrés (Directions départementales et régionales des affaires sanitaires et sociales : DDASS et DRASS) et des services hybrides que sont les Agences régionales d’hospitalisation ou ARH (qui combinent une représentation des services de l’État et de ceux de l’assurance maladie).
5S’agissant de l’Assurance maladie, les différents régimes, les divers échelons (national, régional ou départemental, voire local) et les différents professionnels qui s’y expriment, gestionnaires ou praticiens, n’ont pas non plus nécessairement la même logique en termes de santé publique. D’autres organismes de protection sociale comme les mutuelles ont leur propre identité dans le discours et les actions de prévention, souvent attentifs à se différencier de l’assurance maladie. Les professions de santé disposent dans ce champ de multiples représentations : ordres professionnels, organismes représentatifs (unions régionales en France), syndicats, associations ou sociétés savantes. L’industrie biomédicale et pharmaceutique est également très présente dans ce champ, y compris dans le discours sur la santé volontiers capté dans l’approche « marketing ». Plus marginale est en France l’expression des collectivités territoriales, en l’absence de toute mesure de décentralisation du champ de la santé et des soins. Il n’est pas jusqu’aux usagers, patients ou malades, familles, etc., regroupés en associations, collectifs ou syndicats, qui ne font pas valoir leur différence, au nom d’une démocratie sanitaire souvent réduite à la défense univoque d’une cause particulière, même si elle est justifiée. Du coup, on comprend bien que le discours de santé publique porté par les uns ou par les autres ne peut avoir la cohérence que lui prête R. Massé ; il existe entre ces positionnements, ces discours et les actions qui en résultent de multiples contradictions (Cresson et al., 2003) dont on attend du chercheur qu’il contribue à leur éclairage. À titre d’exemple suivent quelques-unes de ces problématiques aujourd’hui à l’œuvre dans le champ de la santé publique.
6Les politiques de santé publique, en France, ont connu au cours des dernières décennies d’importantes fluctuations entre centralisation, déconcentration et décentralisation. D’un discours centralisé mais marginal, depuis les années cinquante, organisé autour de la « lutte contre les fléaux sociaux », l’État s’est engagé, dans les années quatre-vingt-dix, dans une politique déconcentrée, laissant à sa représentation régionale un large degré de liberté pour fixer des priorités et mettre en œuvre des programmes régionaux de santé [1] dans le cadre d’un partenariat souvent actif avec les collectivités territoriales, en particulier les régions. Dans cette période, l’hypothèse d’une décentralisation qui aurait transféré aux régions les compétences de santé publique, a été longtemps débattue. Toutefois la loi de Santé publique de 2004 [2] a marqué une rupture de cette logique, avec une reprise des compétences de santé publique par le ministère chargé de la santé, et la fixation au niveau national des priorités de santé, des plans et des programmes d’action, les régions n’étant plus qu’un cadre de déclinaison de ces priorités. Cette évolution peut certes être mise en perspective avec le constat d’une double inégalité (Leclerc et al., 2000) qui affecte le système de santé français :
- inégalités de santé avec les contrastes navrants observés entre groupes sociaux et entre zones géographiques ;
- mais également inégalités d’accès et d’utilisation, voire de « performance » des services de santé selon ces mêmes caractéristiques, ces services ne parvenant donc pas à corriger les disparités observées de l’état de santé.
7D’autres contradictions sont observées dans le champ de la santé publique en ce qui concerne les ressources mobilisées. Parmi les problématiques classiques, figure la compétition entre soins préventifs et soins curatifs, le système de santé français étant caractérisé par une forte prééminence de ces derniers. On ne peut toutefois dénier une dimension préventive (Fenina et al., 2006) aux professionnels de santé impliqués dans un rôle principalement curatif, même si celle-ci est marginale ; cependant, le poids respectif des centaines de milliers de professionnels assurant les soins curatifs (cabinets libéraux, officines pharmaceutiques, établissements de santé) pèse incontestablement plus lourd que les quelques milliers de professionnels ayant une mission principalement préventive (service de santé au travail, santé scolaire, protection maternelle et infantile…). Même si les établissements de santé sont chargés par la loi, depuis 1970, de missions de prévention et d’éducation à la santé, force est de constater que leur rôle principal est ailleurs.
8S’agissant de la prévention primaire, qui vise à réduire l’incidence des problèmes de santé, une problématique intéressante a été ouverte dans les vingt dernières années en ce qui concerne les « facteurs de risques » mis en avant. Les facteurs comportementaux, liés aux modes de vie et aux conduites individuelles ont été portés au premier plan dans les années soixante-dix, dans un contexte de difficultés économiques, avec un discours dominant sur la responsabilisation des acteurs et le principe de liberté, discours qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher d’un relatif désengagement concomitant de la protection sociale, avec un débat sur le « panier des biens et services de santé » (ministère de l’Emploi et de la solidarité, 2001) et la tentation de reporter sur les usagers une part croissante du financement des soins, en particulier préventifs. Une autre logique a émergé prenant appui sur l’environnement, vaste champ combinant d’innombrables facteurs physiques, chimiques, biologiques ou sociaux, auxquels sont « exposées » les populations. Même si les risques associés à ces facteurs sont généralement faibles, le nombre important des personnes qui y sont exposées explique que le nombre de cas imputables à ces facteurs n’est pas négligeable. La cohabitation, au même moment, de politiques de santé publique mettant l’accent sur les facteurs collectifs, subis par les groupes, et dont la responsabilité incombe aux pouvoirs publics (plan « santé-environnement ») [3], et d’autres politiques cherchant à mobiliser des facteurs individuels, comportementaux, en principe librement choisis par les personnes, comporte nécessairement des contradictions dans les discours et dans les actes, par exemple dans un domaine comme les cancers [4] où les deux séries de facteurs sont impliquées. Le rôle des multiples acteurs dans cette problématique reste à explorer.
9Une autre problématique est celle des acteurs professionnels qui seraient en charge des activités de prévention, qu’il s’agisse d’éducation ou de dépistage. On a cité plus haut le statut ambigu des établissements de santé, chargés fondamentalement des soins curatifs les plus lourds et les plus spécialisés, mais réglementairement investis, depuis 1970, de missions de prévention et d’éducation à la santé. Dans le contexte de la mise en place d’un système de soins dit « gradué », au sein duquel, sauf urgence, les patients accèdent d’abord aux soins par un dispositif de « première ligne » (soins primaires de l’Organisation mondiale de la santé, en France le médecin traitant), on voit mal comment ces établissements pourraient remplir une telle mission, en dehors de la prévention tertiaire, notamment en matière d’éducation thérapeutique, pour éviter les complications et l’aggravation des maladies chroniques. Les soins de prévention devraient logiquement prendre appui sur cette première ligne, intégrés dans une prise en charge globale des patients et permanente. Toutefois, soumis aux aléas de la démographie (Bessière et al., 2004), ces professionnels de santé sont confrontés au report des soins curatifs des établissements de santé sur les soins ambulatoires, avec la mise en place de la réforme de l’Assurance maladie [5] organisant un « parcours coordonné de soins ». Le médecin généraliste est souvent contraint de parer au plus pressé et les soins de prévention figurent parmi les premiers délaissés. Ces soins deviennent candidats à des « délégations de tâches » ou des « transferts de compétences » selon le point de vue exprimé (Berland, 2003). La prévention peut dès lors concerner d’autres professions que les médecins, comme, par exemple, les infirmières (Bourgueil et al., 2005), mais également d’autres professions : travailleurs sociaux, éducateurs, enseignants. Dans cette problématique, à nouveau, on serait en peine de discerner un discours unique de santé publique.
10Ce même questionnement relatif au positionnement des différents acteurs peut aussi être appliqué aux destinataires individuels ou collectifs de ces soins de prévention. Le vocabulaire est riche à cet égard (Schweyer et Cresson, 2000) puisqu’on invoque selon le cas les citoyens, les usagers, les patients, mais aussi les assurés sociaux, les syndiqués ou les clients. En France, des échéances concernant, d’une part, les utilisateurs effectifs des soins (usagers, patients ou clients, selon le regard porté sur la nature du lien établi avec l’offre de soins) et, d’autre part, les utilisateurs potentiels de ces mêmes soins (citoyens, usagers, assurés sociaux, syndiqués qui qualifient plus la nature du système de protection sociale sous-tendant cette offre de soins) sont désormais inscrites sur l’agenda sanitaire. La loi sur les droits des malades et la qualité du système de soins a, en effet, formalisé cette dualité. Peu d’attention est aujourd’hui portée aux ambiguïtés de cette situation, des patients particuliers (associations de malades notamment) étant le plus souvent choisis pour assurer une représentation des usagers dans la perspective de développer une « démocratie sanitaire » [6].
11En définitive, on peut suivre R. Massé dans sa recherche des conséquences, bonnes ou mauvaises, des discours de santé publique et des actions mises en œuvre ; cependant, on attend des spécialistes des sciences sociales qu’ils aident à discerner dans cette démarche les différents acteurs impliqués, leurs représentations, leurs logiques, et donc leurs convergences et leurs contradictions.
Références bibliographiques
- Berland Y., 2003, Coopération des professions de santé : le transfert de tâches et de compétences (rapport d’étape), Paris, La Documentation Française.
- Bessière S., Breuil-Genier P., Darriné S., 2004, La démographie médicale à l’horizon 2025 : une actualisation des projections au niveau national, Paris, Drees, n° 352 (novembre).
- Bourgueil Y., Marek A., Mousquès J., 2005, La participation des infirmières aux soins primaires dans six pays européens en Ontario et au Québec, Paris, IRDES n° 95, série analyse, juin.
- Carricaburu D., Ménoret M., Sociologie de la santé. Institutions, professions et maladies, Paris, Armand Colin.
- Cresson G., Drulhe M., Schweyer F.X., 2003, Coopérations, conflits et concurrences dans le système de santé, Rennes, Éditions ENSP.
- Fenina A., Geffroy Y., Minc C., Renaud T., Sarlon E., Sermet C., 2006, Les dépenses de prévention et les dépenses de soins par pathologie en France, DREES, Études et Résultats n° 504 (juillet).
- Henrard J.C., Ankri J., 2003, Vieillissement, grand âge et santé publique, Rennes, Éditions ENSP.
- IGAS (Inspection générale des affaires sociales), 2003, Santé, pour une politique de prévention durable (rapport annuel), Paris, La Documentation Française.
- Leclerc A., Fassin D., Grandjean H., Kaminski M., Lang T., 2000, Les inégalités sociales de santé, Paris, Éditions La Découverte/INSERM.
- Ministère de l’Emploi et de la solidarité, Haut Comité de la santé publique, 2001, Le panier de biens et services de santé : du concept aux modalités de gestion, Paris, La Documentation Française.
- Schweyer F.X., Cresson G., 2000, Les usagers du système de soins, Rennes, Éditions ENSP.
Notes
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[*]
Pierre Czernichow, médecin de santé publique à l’Université de Rouen, Département d’Épidémiologie et de Santé Publique, CHU, 1, rue de Germont, 76031 Rouen Cedex, France : e-mail : pierre.czernichow@chu-rouen.fr
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[1]
Décret n° 97-360 du 17 avril 1997.
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[2]
Loi n° 2004-806 du 9 août 2004, relative à la politique de Santé publique.
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[3]
Plan national « santé-environnement » 2004-2008, accessible sur http://www.sante.gouv.fr
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[4]
Plan Cancer 2003-2007, accessible sur http://www.plancancer.fr
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[5]
Loi du 13 août 2004 relative à l’Assurance maladie.
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[6]
Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.