Notes
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[*]
Alain Giami, psychosociologue, Inserm, CESP Centre de recherche en Épidémiologie et Santé des Populations, U1018, Équipe Genre, Santé Sexuelle et Reproductive, 94276 Le Kremlin-Bicêtre, France ; alain.giami@inserm.fr
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[1]
Dans ce texte, on emploiera le terme « trans » pour désigner l’ensemble des personnes qui s’identifient comme transsexuelles, transgenres, transidentitaires, ou même travesties, c’est-à-dire l’ensemble des personnes qui revendiquent des identifications de genre diversifiées et qui ne sont pas en concordance exacte avec le sexe attribué à la naissance dans les registres de l’état-civil. Le choix du terme « trans » permet ainsi de ne pas avoir à choisir l’une ou l’autre dénomination et de tenter de se maintenir dans un point de vue extérieur aux points de vue adoptés par les acteurs de cet univers.
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[2]
Voir, sur ce point, le site www.dsm5.org/
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[3]
Voir, sur ce point, le site : http://www.who.int/classifications/icd/en/#
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[4]
« Gender identity disorders » qui sont officiellement traduits en français comme « troubles de l’identité sexuée ».
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[5]
La catégorie « Z » permet de coder les situations suivantes :
(a) « Quand un sujet, malade ou non, entre en contact avec les services de santé pour une raison précise, par exemple, pour recevoir des soins ou des services de niveau limité pour une affection en cours, pour être donneur d’un organe ou d’un tissu, recevoir une vaccination ou discuter d’un problème qui ne représente pas en soi une maladie ou un traumatisme. »
(b) « Quand existent des circonstances ou des problèmes qui influencent l’état de santé d’un sujet, sans constituer en eux-mêmes une maladie ou un traumatisme. De tels facteurs peuvent être retrouvés au cours d’enquêtes de population, alors que le sujet est ou non malade, ou être enregistrés comme facteur supplémentaire dont il faudra se souvenir quand le sujet reçoit des soins pour une maladie ou traumatisme » (http://www.med.univ-rennes1.fr/noment/cim10/cim10-c21.c_p0.html).
1La question trans [1] est à l’ordre du jour politique, associatif, médical et de santé publique, en France et dans d’autres pays. Il est donc tout à fait pertinent que des chercheurs en sciences sociales s’emparent d’une question d’actualité, a fortiori quand il s’agit d’une question qui a déjà une longue histoire et qui se présente comme un lieu important de controverses et de conflits entre les différents acteurs qui participent de ce champ. L’article de T. Bujon et C. Dourlens constitue une contribution importante à l’intérêt marqué pour cette question qui se voit interrogée ici du point de vue des politiques publiques de santé. Cet article pose la question de la médicalisation du transsexualisme et développe l’idée selon laquelle les représentants des usagers et les associations trans souhaiteraient maintenir des formes de médicalisation sans que celles-ci soient nécessairement considérées comme des réponses à des problèmes pathologiques.
2L’article de T. Bujon et C. Dourlens s’inscrit dans le contexte d’un développement très important des travaux en sciences sociales sur la question trans. De nombreux travaux ont déjà été publiés aux États-Unis et dans d’autres pays au cours des vingt dernières années (Hausman, 1995 ; Herdt, 1993 ; Kulick, 1998 ; Meyerowitz, 2002 ; Murat, 2006 ; Prieur, 1998). Cet intérêt se développe actuellement avec la publication des travaux de chercheurs en sciences sociales tels que Macé (2010), Hérault (2010), Alessandrin (2012), Beaubatie et Guillot (2011), Jourdan (2012), Michels (2008), Espineira (2011) et d’autres qui démarrent leur carrière, non sans courage, sur cette question difficile et insuffisamment considérée comme légitime dans le monde académique en France. Les juristes se sont aussi mis au travail sur une question qui les concerne au premier chef dans la mesure où les trans demandent le changement de leur état-civil et que les décisions dans ce domaine sont soumises à des avis juridiques qui sont articulés avec des avis médicaux (Fortier et Brunet, 2012 ; Roman, 2012). À cette première liste de travaux, il faut rajouter les travaux réalisés par des associations et des activistes trans qui interviennent dans le débat, réalisent des enquêtes afin de mieux mettre en évidence la nature de leurs besoins non satisfaits dans l’état actuel des choses (Association Chrysalide, 2011 ; Reucher, 2000). Il faut aussi mentionner les travaux déjà classiques de psychanalystes et historiens tels que Castel (2003) et les travaux des psychiatres et médecins impliqués dans la prise en charge des personnes trans et publiés dans des revues médicales et psychiatriques (Cordier, 2001). Cette liste est bien évidemment loin d’être exhaustive.
3La médicalisation de la question trans a retrouvé un regain d’actualité avec la publication du rapport de la HAS (Haute Autorité de Santé, 2009). Un groupe de travail qui avait été mis en place dans le cadre de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère de la Santé a dû être interrompu suite aux conflits qui s’y sont déroulés. À la suite de ce blocage, la ministre a demandé un rapport sur cette question à l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales, 2011). Ces deux rapports constituent de véritables sommes de l’état des lieux médical, administratif et social même s’ils font toujours l’objet de controverses importantes. Ils ont surtout contribué à camper les différentes positions qui opposent une partie des médecins et notamment ceux qui sont regroupés autour de la SoFECT (Société française d’étude et de prise en charge du transsexualisme) et quelques associations trans qui contestent la légitimité et la compétence de ces professionnels. Au plan international, on se trouve dans le contexte du processus de révision des classifications internationales des troubles et maladies que sont le DSM-IV de l’American Psychiatric Association [2] et de la CIM 10 de l’OMS [3]. Enfin, le rapport du Commissaire européen aux droits de l’Homme, publié en 2009, a posé de façon nouvelle cette question en ouvrant le débat sur les contradictions entre les actes médicaux et les droits humains (Commissioner for Human Rights, 2009).
4L’ensemble de ces travaux scientifiques ainsi que les prises de position des associations, les rapports de l’administration française et les débats en cours au sein des organisations internationales font apparaître une absence de consensus qui tourne globalement autour du maintien du « transsexualisme » et des « troubles de l’identité de genre » dans le registre des maladies, et plus précisément dans celui des troubles mentaux, et de la transformation de ces conditions sous l’effet de l’expression des droits humains, des revendications des associations d’usagers ou associations communautaires et de certaines organisations internationales (The International Commission of Jurists and the International Service for Human Rights, 2007). La situation risque de devenir inextricable dans la mesure où le rapport du Commissaire européen en arrive même à considérer que les actes médicaux (diagnostic, traitement), et notamment le fait de poser un diagnostic psychiatrique pour permettre de répondre favorablement aux demandes de réassignation de sexe dans le cadre des systèmes de santé et d’assurance maladie, pourraient être à la source de troubles mentaux et constitueraient une violation des droits de l’Homme. Ce point de vue très répandu dans les milieux activistes n’empêche pas la World Association for Transgender Health (WPATH) ex-Association Harry Benjamin, une organisation qui peut être considérée comme « trans-friendly » et qui regroupe des professionnels de la santé, de proposer aussi des recommandations (Standards of Care) qui s’adressent aux transsexuels, transgenres et aux personnes à l’expression de genre nonconforme (Gender Nonconforming People) (The World Professional Association for Transgender Health, 2011).
5La lecture de l’ensemble des documents qui viennent d’être présentés fait apparaître une diversité extrêmement importante de l’usage des termes et concepts (voire même des diagnostics utilisés). Il ne faut pas oublier, dans cette recension, les termes utilisés dans certains pays qui révèlent des situations qui échappent à la médicalisation des différentes formes d’identifications de genre. On pense notamment aux « travestis » brésiliens (Kulick, 1998 ; Leite, 2012), aux « femminelli » napolitains (Zito et Valerio, 2010), aux « vestidas » et aux « jotas » de Mexico (Prieur, 1998) ou encore aux « hijras » d’Inde (Jaffrey, 2003). L’existence même de ces groupes prouve que le « transsexualisme », un dispositif qui associe des concepts, des pratiques et des subjectivités, constitue un ensemble de réponses de type médical à la question des identifications de genre « non conformes » comme le dit la WPATH, et qu’il existe d’autres formes d’expression des identifications de genre, certes associées à des cultures traditionnelles, qui ne sont pas encore globalisées et qui n’entrent pas dans le circuit des réponses médicalisées.
6L’analyse de la diversité des termes employés, à l’intérieur du champ des réponses médicalisées aux questions trans, doit être associée nécessairement à l’identification et à la caractérisation des acteurs et des institutions qui les utilisent. Les termes employés révèlent ainsi les positions occupées dans le dispositif trans, au regard des processus de médicalisation. Ce dispositif inclut non seulement les acteurs médicaux et les usagers, mais aussi les juristes, les associations et les pouvoirs publics. La situation actuelle concernant le transsexualisme trouve une analogie et même son modèle historique dans la dépsychiatrisation de l’homosexualité marquée par son exclusion des catégories du DSM-III qui s’est déroulée lors du congrès de l’American Psychiatric Association qui s’était tenu en 1973 (soit en pleine guerre du Vietnam) à San Francisco (au cœur de la capitale de la contre-culture des années 1970 et dans le principal bastion de la libération gay) (Bayer, 1981). Peut-on supposer que le transsexualisme moderne qui a trouvé sa possibilité d’existence même dans le développement des technologies médicales chirurgicales et hormonales à partir du milieu du xxe siècle et qui repose sur un alliage complexe fait de demandes subjectives et de réponses techniques et institutionnelles puisse échapper à l’emprise de la médecine ? (Hausman, 1995).
7Deux exemples qui illustrent la dialectique entre la médicalisation et la démédicalisation seront retenus ici : la circulaire de l’Assurance maladie (France) du 2 février 2010 et les débats en cours au sein de l’OMS en vue de la révision de la Classification internationale des maladies (CIM 10). Ces deux exemples, qui ont été brièvement évoqués dans le texte de T. Bujon et C. Dourlens mettent en évidence les difficultés et les contradictions qui apparaissent dans les tentatives de démédicalisation des situations trans et du maintien de celles-ci dans le registre de l’accès à des soins de qualité.
La « dépsychiatrisation du transsexualisme » en France
8La « dépsychiatrisation du transsexualisme » a été à l’ordre du jour avec la publication du rapport de la HAS en novembre 2009 et surtout de la circulaire de l’Assurance maladie du 2 février 2010 qui lui a fait suite. Dans ces textes, il est proposé de retirer le transsexualisme (troubles précoces de l’identité) de la liste des Affections de longue durée psychiatriques (ALD 23). De nombreux commentaires ont été publiés à ce sujet dans les réseaux associatifs trans aussi bien en France qu’à travers le monde pour se féliciter du fait que la France était le premier pays au monde à avoir entrepris la « dépsychiatrisation du transsexualisme ». Or, la lecture serrée du texte de la circulaire de l’Assurance maladie du 2 février 2010 fait bien apparaître qu’il n’y a pas eu de retrait du transsexualisme de la liste des pathologies mentales ni de « dépsychiatrisation » du transsexualisme proposée par le gouvernement. Dans la publication du rapport de la HAS (18 février 2010), les conditions très controversées de la médicalisation du « transsexualisme » (terme employé dans ce rapport) et la nécessité du diagnostic psychiatrique de « trouble de l’identité de genre » permettant de bénéficier d’une prise en charge des soins associés à la transition de genre dans le cadre de l’Assurance maladie, ont été réaffirmées. Ce rapport stipule de façon très précise que « la première étape de la prise en charge des patients consiste à diagnostiquer et évaluer le trouble de l’identité sexuelle, selon les critères spécifiés dans une des deux nomenclatures officielles déjà citées » (p. 152). Le rapport fait référence au DSM-IV, la classification de l’American Psychiatric Association et à la CIM 10 de l’OMS qui utilisent des termes différents : le « trouble de l’identité de genre » pour la première et le « transsexualisme » pour la seconde. Par ailleurs, la circulaire de l’Assurance maladie qui a annoncé la sortie des « troubles précoces de l’identité de genre » de la liste des ALD psychiatriques (ALD 23) ne porte que sur sa prise en charge par l’Assurance maladie. Le texte est clair : « La Haute Autorité de Santé (HAS), saisie en ce sens par le Ministère, a émis un avis favorable en date du 11 Juin 2009, à la prise en charge des soins en lien avec les troubles de l’identité de genre au titre de l’ALD hors liste (ALD 31), conformément aux dispositions prévues par l’Article L. 322-3 4° du code de la sécurité sociale » (le décret a été publié au JO du 10 février 2010). Dans la même circulaire, il est recommandé d’utiliser « obligatoirement » le code F 64 de la CIM 10, c’est-à-dire le code du « transsexualisme » qui entre dans la catégorie des troubles mentaux et sexuels. La prise en charge du « transsexualisme » continue à être soumise à l’obligation d’un diagnostic de « troubles de l’identité de genre » et la présence de ce diagnostic, nécessaire à sa prise en charge par l’Assurance maladie, ne s’oppose plus à la prise en charge des trans dans l’ALD « hors liste ». Le « transsexualisme » n’est donc pas tout à fait dépsychiatrisé : il ne s’inscrit plus dans une catégorie administrative renvoyant aux maladies mentales, mais le diagnostic de trouble de l’identité de genre, un trouble mental dans la CIM 10, continue à être nécessaire pour pouvoir bénéficier des soins et surtout de leur prise en charge par l’Assurance maladie. Ce premier exemple fait déjà apparaître les contradictions qui surgissent dans la confrontation entre les aspects médicaux psychiatriques et les questions d’assurance maladie. Dans le fonctionnement actuel de l’Assurance maladie, les prises en charge ou le remboursement des soins liés à la transition de genre ne peuvent être exclus des nomenclatures des maladies sous peine de tomber dans le registre des soins dits de confort tels que les actes de chirurgie esthétique qui, tout en restant des actes médicaux pratiqués par des médecins, sont exclus de la prise en charge. On peut donc considérer que cette décision ne constitue qu’un « geste » en direction des associations d’usagers trans qui a eu une portée symbolique considérable sans changer grand-chose à la situation.
La révision de la Classification internationale des maladies (CIM 10) de l’OMS
9La question de la prise en charge dans les systèmes de soins institués et du remboursement des parcours de soins de transition de genre dans les systèmes d’assurance maladie est centrale dans la réflexion conceptuelle et dans les élaborations stratégiques des associations d’usagers, des professionnels de santé et des organisations internationales. La CIM 10 de l’OMS est la principale classification internationale des maladies qui sert de référence à la majorité des États de la planète (Bowker et Star, 1999). Cette question est prise en compte dans les travaux des groupes chargés de la révision de la CIM 10 et notamment du chapitre F 64 qui comprend les troubles de l’identité de genre [4] et dans la même mesure par la « Task Force » internationale chargée de la révision du DSM-IV (Zucker, 2010). Enfin, il faut noter que ce sont quasiment les mêmes experts qui ont été désignés pour aborder les troubles de l’identité de genre dans les deux groupes. Il s’agit du psychiatre américain Drescher et de la psychologue clinicienne néerlandaise Cohen-Kettenis, dont la légitimité à traiter ces questions ne fait aucun doute tant au plan de leur pratique clinique qu’au vu des listes impressionnantes de leurs publications sur le sujet. Ces deux auteurs ont déjà publié des revues de questions extensives sur leur travail à l’intérieur de la Task Force du DSM 5 (Cohen-Kettenis et Pfäfflin, 2010 ; Drescher, 2010) et on peut supposer qu’ils s’inspirent de ces travaux préalables pour leurs interventions dans le groupe de travail de l’OMS.
10D’entrée de jeu, ces deux experts ont déclaré que l’enjeu principal de la révision de la CIM 10 était de pouvoir concilier l’évitement des phénomènes de stigmatisation tout en protégeant les modalités de l’accès aux soins, dans la mesure où cet accès est dépendant, dans la majorité des États membres de l’OMS, de l’existence d’une pathologie reconnue et codifiée. Il s’agirait donc de pouvoir conserver une catégorie nosographique permettant l’accès aux soins et aux systèmes d’assurance maladie tout en limitant les effets de stigmatisation et les conséquences sur la santé mentale des personnes trans telles que la transphobie intériorisée. La définition et le maintien d’une catégorie nosographique résultent ainsi de décisions qui dépassent le simple espace médical ou psychiatrique pour prendre en compte de façon déterminante les conséquences psychosociales de l’établissement même du diagnostic et de permettre l’accès aux soins et leur prise en charge dans les systèmes d’assurance maladie. Ainsi, la définition d’une catégorie nosographique dépend autant et sinon plus des réponses que les sociétés apportent à des conditions que des dimensions strictement médicales des problèmes et des troubles en question.
11Ces deux experts disposent cependant d’une marge de manœuvre plus grande dans leur travail pour la CIM 10 que pour le DSM-IV. La CIM 10 présente l’avantage de ne pas être une classification strictement psychiatrique mais une classification générale des maladies somatiques et mentales (en y incluant les troubles sexuels et les troubles de l’identité de genre). La CIM permettrait ainsi de classer les « troubles de l’identité de genre » en dehors des troubles mentaux psychiatriques et, par exemple, parmi les troubles endocriniens ou les troubles neurologiques. On pourrait aussi redéfinir les « troubles de l’identité de genre » sur le modèle des troubles du sommeil ou encore dans le registre de la grossesse (Drescher, communication personnelle, 2012). Par ailleurs, la CIM dispose d’une catégorie « Z » [5] qui permettrait de coder les troubles de l’identité de genre parmi les « facteurs influant sur l’état de santé et motifs de recours aux services de santé » ce qui permettrait de ne pas spécifier ces troubles dans un registre pathologique tout en maintenant la possibilité de leur prise en charge dans les systèmes de soin.
12La logique de la CIM 10 permet ainsi des marges de manœuvre plus grandes que le DSM-IV. Si l’OMS décidait en dernière instance, au terme du travail de plusieurs groupes fonctionnant sur un mode de décision pyramidale pour remonter jusqu’à la Direction générale et l’Assemblée générale des gouvernements, de ne pas exclure les troubles de l’identité de genre du registre des maladies, les possibilités offertes seraient ainsi nombreuses pour maintenir la place du transsexualisme dans le registre des maladies sans y maintenir sa définition comme pathologie générale, d’une part, ni même psychiatrique, d’autre part.
La démédicalisation est-elle possible et souhaitable ?
13La démédicalisation potentielle du transsexualisme et des troubles de l’identité de genre — si elle est souhaitable pour certains — apparaît cependant difficile à réaliser. La première revendication vise à la dépsychiatrisation de cette condition, mais apparemment, dans l’état actuel des discussions menées dans le cadre de la Task Force du DSM-IV, cette possibilité ne semble pas inscrite à l’ordre du jour. Les experts s’acheminent vers une définition de ces troubles sous le terme de « gender dysphoria » (après une première proposition faite en 2010 d’utiliser le terme de « gender incongruence »). Mais Meyer-Balhburg met bien garde les décideurs que toute nouvelle définition de ces troubles ne pourra pas reposer uniquement sur des bases scientifiques et qu’elle devra s’inscrire dans un compromis avec les revendications et les besoins des personnes qui présentent des variations dans l’identité de genre (« gender identity variant ») (Meyer-Bahlburg, 2010). La CIM offre des possibilités plus vastes de dépsychiatrisation du transsexualisme et de reclassement de cette condition sous un nouveau nom, mais les experts, soucieux de réduire les effets nocifs liés à la stigmatisation, n’envisagent pas de faire complètement sortir cette catégorie du champ des pathologies, ce qui aurait pour effet de priver les personnes concernées de soins de qualité et d’une prise en charge dans les systèmes d’assurance maladie.
14Au cours des discussions qui s’étaient développées au moment du développement des médicaments contre les troubles de l’érection, on avait formulé l’hypothèse selon laquelle la médicalisation des troubles sexuels était passée sous le contrôle de l’industrie pharmaceutique et résultait ainsi d’une pharmacologisation des troubles sexuels (Bell & Figert, 2012 ; Moynihan, 2002 ; Tiefer, 2000). Avec le transsexualisme et les expressions des identifications de genre, c’est beaucoup plus l’économie de la santé et des systèmes d’assurance maladie qui contribuent au maintien de conditions minoritaires dans le giron de la médicalisation. La dépathologisation du transsexualisme ne semble pas possible pour l’instant dans la mesure où elle impliquerait une exclusion de sa prise en charge dans les systèmes d’assurance maladie, ce qui n’est souhaité ni par les médecins ni par les représentants des associations trans. Des facteurs non médicaux contribuent ainsi à maintenir les conditions trans dans le giron de la pathologisation, seule condition pour continuer à fonctionner dans les systèmes de santé dominants. La situation du transsexualisme ouvre ainsi à un renouvellement des questionnements sur la médicalisation en faisant apparaître les facteurs non médicaux qui sont à l’œuvre dans la construction des catégories et des définitions médicales.
15Conflit d’intérêts : aucun.
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[1]
Dans ce texte, on emploiera le terme « trans » pour désigner l’ensemble des personnes qui s’identifient comme transsexuelles, transgenres, transidentitaires, ou même travesties, c’est-à-dire l’ensemble des personnes qui revendiquent des identifications de genre diversifiées et qui ne sont pas en concordance exacte avec le sexe attribué à la naissance dans les registres de l’état-civil. Le choix du terme « trans » permet ainsi de ne pas avoir à choisir l’une ou l’autre dénomination et de tenter de se maintenir dans un point de vue extérieur aux points de vue adoptés par les acteurs de cet univers.
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[2]
Voir, sur ce point, le site www.dsm5.org/
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[3]
Voir, sur ce point, le site : http://www.who.int/classifications/icd/en/#
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[4]
« Gender identity disorders » qui sont officiellement traduits en français comme « troubles de l’identité sexuée ».
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[5]
La catégorie « Z » permet de coder les situations suivantes :
(a) « Quand un sujet, malade ou non, entre en contact avec les services de santé pour une raison précise, par exemple, pour recevoir des soins ou des services de niveau limité pour une affection en cours, pour être donneur d’un organe ou d’un tissu, recevoir une vaccination ou discuter d’un problème qui ne représente pas en soi une maladie ou un traumatisme. »
(b) « Quand existent des circonstances ou des problèmes qui influencent l’état de santé d’un sujet, sans constituer en eux-mêmes une maladie ou un traumatisme. De tels facteurs peuvent être retrouvés au cours d’enquêtes de population, alors que le sujet est ou non malade, ou être enregistrés comme facteur supplémentaire dont il faudra se souvenir quand le sujet reçoit des soins pour une maladie ou traumatisme » (http://www.med.univ-rennes1.fr/noment/cim10/cim10-c21.c_p0.html).