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Article de magazine

L’art subtil de nommer les concepts

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Mal nommer un concept scientifique contribue au malheur pédagogique des étudiants…

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1On cite souvent le mot d’Albert Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Il me semble que cela est également vrai pour certains concepts scientifiques. Dans son ouvrage La Formation de l’esprit scientifique, Gaston Bachelard a bien montré que certaines images et analogies engendrent des obstacles épistémologiques – qui sont autant d’obstacles pédagogiques – à la production de connaissances valides. On doit, à mon avis, ajouter à cela le choix des mots, car ils peuvent aussi, par les images qu’ils suggèrent, entraver la bonne compréhension d’un concept scientifique.

2Laissons de côté les cas les moins problématiques, même s’ils peuvent irriter, comme le fait de nommer une particule « étrange », produisant ainsi un sentiment de mystère mal placé, ou de parler de la « couleur » des quarks, forçant ainsi à rappeler aux plus naïfs que les particules n’ont, bien sûr, pas de couleur. Beaucoup plus problématique est le choix, très mal avisé, de parler de « téléportation quantique » pour décrire les interactions quantiques de particules éloignées. Le mot référant à la série de films de science-fiction Star Trek, il donne alors immédiatement l’impression que c’est bien – comme dans le film – la matière elle-même qui est transportée de manière instantanée dans l’espace, alors qu’il s’agit plutôt des « états quantiques » qui sont « intriqués ». Il s’agit ici d’un phénomène très contre-intuitif lié à la « non-localité » des liens entre objets quantiques, et l’on rend sa compréhension encore plus difficile en l’affublant d’un terme dont il faut aussitôt dire qu’il ne signifie pas qu’il y ait vraiment transport de matière !

3D’autres cas problématiques sont plutôt le fait d’un changement d’interprétation d’un phénomène d’abord bien nommé et dont le nom, pour diverses raisons, n’a pas été modifié. La fameuse « contraction de Lorentz-Fitzgerald » en relativité restreinte fournit un bel exemple de cela. Cette idée, proposée par ces deux physiciens à la fin du xixe siècle, avait un sens dans le cadre d’un éther qui servait de repère absolu par rapport auquel le changement de longueur des objets en mouvement était considéré comme une contraction réelle due à la dynamique des forces électromagnétiques en jeu. Cette interprétation change toutefois radicalement quand Einstein propose plutôt une interprétation cinématique du phénomène dans laquelle l’éther ne joue plus aucun rôle. Dans ce cadre, il n’est alors plus question de contraction mécanique, mais simplement de longueurs différentes, aucune absolue, selon l’état de mouvement des observateurs. Malgré cette réinterprétation, le mot « contraction » suggère de lui-même qu’une force agit pour contracter l’objet dans le sens du mouvement, ce qui fait obstacle à l’interprétation relativiste.

4En biologie, on peut penser à l’usage fréquent du terme « adaptation » pour expliquer l’évolution des espèces. Ce terme suggère une action consciente de l’organisme alors qu’il ne s’agit que de sa survie, car il a justement les propriétés requises pour s’épanouir dans la niche qu’il occupe, tandis que les autres, « inadaptés » à cet environnement, meurent et laissent ainsi la place libre au survivant qui peut dès lors se multiplier à l’envi. Aucun « effort » d’adaptation des survivants dans tout cela, mais le terme a une forte connotation finaliste et téléologique qui fait obstacle à la juste compréhension de l’idée darwinienne d’évolution.

5En somme, l’acte de nommer, en science comme ailleurs, n’est pas banal ; le défi est de choisir des noms qui suscitent des images appropriées au concept que l’on veut faire comprendre.


Date de mise en ligne : 19/01/2022

https://doi.org/10.3917/pls.531.0022

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