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Article de revue

Éducation populaire et éducation pour la santé au Brésil, sur les traces de Paulo Freire...

Pages 167 à 174

Notes

  • [1]
    Infirmière spécialisée en Éducation Populaire et en Santé Publique – Ph.D en Santé Mentale – Coordinatrice Atelier Santé Ville au GIP de Grigny et Viry-Chatillon – France.
  • [2]
    Nutritionniste spécialisée en Santé Publique – Ph.D en Santé Mentale – Chercheur-collaborateur au Département de psychologie médicale et psychiatrie de l’université de Campinas – Brésil.
  • [3]
    Ph.D en Santé Publique et éducatrice pour la santé en appui aux équipes professionnelles de soins de santé primaires – Campinas – Brésil.
  • [4]
    Médecin de Famille – Ph.D en Santé Publique – Professeur titulaire à l’Université Catholique Pontificale de Campinas – Brésil.
  • [5]
    En 1994, le ministère de la Santé adopte la Santé de la Famille comme une stratégie de réorientation du modèle d’assistance à la santé (en y incluant notamment les principes de promotion de la santé) et de réorganisation de l’attention basique à la santé. Cette stratégie priorise les actions de promotion, de protection et de récupération de la santé des individus et des familles, du nouveau-né aux personnes âgées, en bonne santé ou malades, de manière intégrale, continue et de qualité, en incitant l’organisation de la communauté et l’effective participation populaire [14].

1Cet article est le fruit d’un dialogue entre ses auteures, qui travaillent dans l’interface entre le domaine de l’éducation populaire et celui de la santé publique, au Brésil et en France. Elles ont comme expérience commune un travail partagé au Laboratoire de Communication et d’Éducation en Santé (LACES) [1] de l’Université de Campinas (Unicamp). Durant les années 1990 et au début des années 2000, elles ont expérimenté ensemble des activités d’apprentissage pour préparer les professionnels à un cheminement vers une façon participative, humanisée et démocratique de penser et d’agir en matière de santé, dans le cadre du processus de construction du Système Unifié de Santé (SUS) [2].

2L’objet de cet article est de partager avec un lectorat d’autres pays l’expérience brésilienne dans le domaine de l’éducation pour la santé. Or, d’emblée une question sémantique s’impose?: les concepts et pratiques qui s’expriment comme «?éducation pour la santé?» en Europe ou en Afrique ne sont pas les mêmes que ceux qui s’expriment comme «?éducation populaire et santé?» au Brésil. En fait, les formules sémantiques ne diffèrent pas par hasard, mais en fonction des transformations des concepts et des pratiques. Et ceux-ci changent au fur et à mesure que les sujets, individuellement et collectivement, modifient les façons sociales et politiques de penser et d’agir en matière de santé.

3Le chemin d’élaboration retenu pour structurer cet article est le suivant?:

  • récapituler brièvement l’évolution historique du rapprochement entre les mouvements d’éducation populaire et les pratiques de santé?;
  • présenter ce que Paulo Freire a identifié comme étant l’essentiel de la contribution aux mouvements d’éducation populaire?;
  • présenter un état des lieux partagé dans ce domaine, en évoquant les défis qui restent d’actualité.
Cet article s’est fondé sur les publications issues des travaux du Réseau d’Éducation Populaire et Santé et sur une intervention d’E.L.M. Smeke réalisée dans le cadre du séminaire «?Les sciences sociales dans la santé collective?». Cette intervention restituait les résultats d’une recherche-action s’étant déroulée entre 2004 et 2006. Cette intervention a été choisie dans la mesure où elle a été élaborée avec le Collectif des Mouvements Populaires pour la Santé, et parce qu’elle restitue la recherche-action de systématisation des expériences des mouvements et pratiques d’éducation populaire et santé dans l’État de Sao Paulo, qui découle elle-même de l’accord national signé entre le ministère de la Santé et le Réseau d’Éducation Populaire et Santé en juillet 2003 [3].

4La recherche-action a été basée sur un questionnaire amplement diffusé parmi les mouvements et les programmes dans le champ de la santé. L’objectif majeur de cette enquête était de déclencher une réflexion au sein des mouvements à travers l’autoévaluation de leur action. Les objectifs spécifiques étaient ceux que les collectifs mêmes avaient définis?: connaître la situation existante en la matière, se reconnaître dans l’existant, sonder les limites des actions, analyser les revendications et actions, s’articuler avec les autres collectifs pour accroître le pouvoir politique citoyen et le contrat social en ce qui concerne ces pratiques. Le mécanisme le plus efficace pour atteindre ses objectifs fut l’observation et l’écoute des récits des acteurs sociaux présents lors des diverses instances (rencontres, forums, cercles d’échanges et espaces de rencontre lors des colloques scientifiques de santé publique).

5Smeke part des principaux acquis du mouvement pour la réforme sanitaire brésilienne?: l’inclusion de la santé comme un droit dans la Constitution de 1988, la création consécutive du SUS, et la mise en place des Conseils de Santé aux niveaux local (quartier), municipal, des États fédéraux et national. Chacun de ces conseils est une instance collégiale, permanente et délibérative, comportant des représentants du gouvernement, des services publics et privés de santé, des professionnels de santé et des citoyens, en tant qu’usagers potentiels du système de santé. Ils participent à la formulation de stratégies et au contrôle de l’accomplissement de la politique de santé, y compris en ce qui concerne les aspects économiques et financiers. Malgré ces acquis importants, Smeke montre que de nombreuses personnes restent convaincues que la santé doit être intégrée dans les processus actuels du libéralisme économique.

Le rapprochement entre l’éducation populaire et la santé

6S’appuyant sur Vasconcelos [4], Stotz [5] définit l’éducation populaire en matière de santé comme un mouvement social de professionnels, techniciens et chercheurs impliqués dans le dialogue entre la connaissance technico-scientifique et celle tirée des expériences de lutte de la population pour la santé.

7Ce mouvement, composé de différents courants de pensée (christianisme, humanisme, socialisme), dont la convergence est assurée par le partage des principes de l’éducation populaire formulés par Paulo Freire, s’appuie sur une grande diversité d’expériences, collectées et systématisées à partir de problèmes de santé spécifiques aux services sanitaires, aux lieux de vie, aux environnements de travail.

8Le qualificatif «?populaire?» présent dans le champ conceptuel de l’éducation populaire et santé ne se réfère pas au public, mais à la perspective politique de travailler avec la population. Cela signifie se mettre au service des intérêts des opprimés, de ceux appartenant aux couches populaires, ainsi qu’à ceux qui les soutiennent. L’éducation populaire considère que l’oppression n’est pas seulement celle des capitalistes sur les salariés et les travailleurs en général, mais aussi l’oppression sur la femme, les homosexuels, les indigènes, les noirs [5].

9Le trait fondamental de l’éducation populaire et santé réside dans la méthode?: le fait de prendre comme point de départ du processus pédagogique le savoir existant, présent mais latent au sein des classes populaires. En santé, ceci signifie considérer les expériences des personnes (concernant leur souffrances) et des mouvements sociaux et organisations populaires (dans leur lutte pour la santé) dans les collectifs de voisinage, de milieux de travail, de genre et de résistance culturelle. Le point de départ est la reconnaissance, dans le sens d’admettre l’existence d’un autre savoir, aussi valable dans le dialogue que le savoir technico-scientifique.

10Comme le montra ainsi Stotz [5], malgré la connaissance fragmentée et peu élaborée que les personnes des couches populaires entretiennent à propos de la santé, la valorisation du savoir populaire permet le comblement du grand fossé culturel existant entre les services de santé et la sphère dite scientifique, d’une part et la dynamique de «?souffrance et guérison?» mise en œuvre au sein des classes populaires, d’autre part.

11De quel fossé parle-t-on?? Des incompréhensions et malentendus, des préjugés, des opinions divergentes qui caractérisent les relations entre professionnels de santé et usagers, entre techniciens et la population. À la base de ce processus se trouve le «?biologisme?», symbole de «?l’autorité?» du médecin, du mépris des initiatives du malade et de ses proches et de l’imposition de solutions techniques strictes pour des problèmes sociaux plus globaux qui dominent la médecine actuelle. On retrouve là les ingrédients du «?modèle biomédical?».

12Il est important de prendre conscience du fait que la connaissance technico-scientifique comporte des limites, car elle ne connaît pas les causes d’une bonne partie des maladies chroniques et dégénératives, ou parce que les traitements proposés n’assurent pas la guérison et en plus, provoquent dans de nombreux cas des effets indésirables. D’où l’importance, dans le champ de l’éducation populaire, de la problématisation des moyens et ressources dont tant les services que les groupes de la population disposent.

L’essentiel de l’éducation populaire selon Paulo Freire

13Comme l’affirme Vasconcelos [6], Paulo Freire ne fut pas l’inventeur de l’éducation populaire. Elle fut construite à partir d’un mouvement de rapprochement entre des classes sociales séparées par un abîme politique, économique et culturel ayant son origine dans «?l’apartheid?» imposé par la situation de colonie esclavagiste jusqu’à la fin du xixe. Mais depuis les années 1950, de nombreux intellectuels latino-américains cherchaient à se rapprocher des couches populaires, en quête d’une méthode de relation capable de prendre des distances d’avec la façon autoritaire selon laquelle les élites (même de gauche) considéraient la population. Chemin faisant, ils découvrirent que les classes populaires au lieu d’être une masse de nécessiteux passifs et résistants aux changements, étaient animées par de grandes envies de résoudre leurs problèmes et étaient irriguées par de nombreuses initiatives de solidarité pour y parvenir. Des révoltes, des rébellions et des conflits émancipateurs avaient eu lieu durant l’esclavage, mais l’histoire racontée par les oppresseurs les avait disqualifiés et avait dénié ces avancées démocratiques. Malgré la répression pendant la dictature militaire (1964-1985), les rapports entre les intellectuels et les classes populaires prolétarisées ont permis, dès la fin des années 1970, la redécouverte de la richesse des savoirs de celles-ci, qui leur permettait de vivre les situations, même les plus pénibles, de manière positive. Ces intellectuels découvrirent que les résultats étaient surprenants quand ils plaçaient leur savoir et leur travail au service de ces initiatives.

14Paulo Freire (1921-1997) fut un de ces intellectuels, le premier à systématiser de manière théorique l’expérience accumulée par ce mouvement. Son livre «?Pédagogie des opprimés?» publié en France en 1974 [7], diffusa le concept et la méthode d’éducation populaire à l’échelle mondiale. Ainsi en de nombreux pays, l’éducation populaire en vint à se nommer pédagogie de Paulo Freire. Pour présenter son apport essentiel dans les Cahiers d’Éducation Populaire et Santé publié par le ministère de la Santé en 2007, le Réseau d’Éducation Populaire et Santé a choisi un texte de Ceccim [8], dans lequel Paulo Freire lui-même définit l’essentiel de l’éducation populaire lors d’une discussion collective enregistrée en 1982 à son retour d’exil (il avait été contraint de fuir en 1964, victime de la persécution de la dictature militaire). Lors de ces échanges, les interlocuteurs de Paulo Freire souhaitent comprendre sa proposition de médiation pédagogique dans le cadre des initiatives d’éducation populaire. Sans parler de méthode ni même de modèle à suivre, Paulo Freire avait détaillé cinq principes cardinaux?: savoir écouter, déconstruire la vision magique, appendre/être avec l’autre, assumer la «?naïveté?» de ceux qui apprennent et vivre «?patiemment impatient?». Ces principes se révèlent valables pour toute relation d’éducateur qui se confronte à des mouvements, que ce soit en alphabétisation des adultes, en santé ou en quelque secteur que ce soit. Les passages entre guillemets ci-dessous reproduisent les propos de Freire.

Savoir écouter

15Pour savoir écouter, il est nécessaire de constater que personne n’est seul au monde. N’être pas seul dans le monde signifie être «?avec?» les autres. Être avec les autres signifie respecter le droit de chacun de dire ce qu’il a à dire. Ainsi, quand je te parle parce que je t’entends, je fais plus que de parler «?à toi?», je parle «?avec toi?». Autrement dit, je parle «?avec toi?» quand je suis capable d’écouter et, si je n’en suis pas capable, je suis réduit à «?parler à toi?». Les conséquences de ces deux approches ne sont évidemment pas les mêmes.

Déconstruire la vision magique

16«?Quand j’arrive pour travailler dans un contexte d’oppression, de répression et d’exploitation des personnes, je comprends que, y compris pour des raisons de survie collective, il soit parfois nécessaire à ces personnes de croire que Dieu-même soit le responsable de toute cette misère.?» À ce niveau de conscience, l’explication divine de ce qui fait autant souffrir a sa raison d’être, supporter l’insupportable. Et comment a lieu le passage de cette conscience naïve vers la conscience critique?? Par la conscientisation, définie comme «?le processus par lequel les gens parviennent à mieux comprendre, d’une part la réalité socioculturelle qui modèle leur existence, et d’autre part leur capacité à transformer cette réalité?». Freire propose «?une pratique de l’éducation où l’action repose sur la réflexion critique et où la réflexion critique se fonde sur la pratique?» [9].

17Ce qu’il convient de faire pour déconstruire la vision magique est de nature dialectique. Cela implique d’aller à la rencontre du point de vue de l’autre, tel qu’il se présente à ce stade-là, magique, naïf, aliéné, puis de favoriser l’installation d’un dialogue, par lequel s’opère progressivement une construction de la pensée, grâce à un processus réflexif sur l’action et la réalité. Force est de constater que la transformation sociale ne se fait pas par l’obstination, ni le volontarisme, ni le spontanéisme, elle se fait avec science, conscience, bon sens, humilité, créativité et courage…

Apprendre/être avec l’autre

18En tant qu’éducateur/éducatrice, étant «?devant?» l’autre et en souhaitant être «?avec?» lui, il est important de penser que «?nul ne sait tout, ni nul ignore tout?», ce qui revient à dire qu’en ce qui concerne les humains, il n’existe pas de sagesse absolue ni d’ignorance absolue. Ainsi la contribution à l’apprentissage que j’ai à faire n’est légitime que dans la mesure où je suis capable d’aller à la rencontre des personnes et d’apprendre avec elles. C’est cela qui caractérise une posture garante de liberté.

Assumer la naïveté de ceux qui apprennent

19Quel est notre choix?? Avoir le courage de prendre des risques ou développer l’autoritarisme?? Il nous est peut-être nécessaire de faire table rase de nos expériences antérieures, de compter sur d’autres expériences, car s’il est fondamental d’assumer la naïveté de celui qui apprend, il est indispensable aussi d’assumer son attitude critique face à la naïveté de l’éducateur. C’est un retournement de perspective pour l’éducateur qui se considère comme autosuffisant et pour lequel l’apprenant ne serait jamais autosuffisant. À vrai dire, le naïf est ici l’éducateur, car la naïveté se caractérise par l’aliénation de soi-même à l’autre, ou encore, par le transfert de sa naïveté à l’autre?: «?moi, je ne suis pas naïf, c’est Patricio le naïf?». En fait, «?je suis critique dans la mesure où je reconnais que je suis aussi naïf, parce qu’il n’existe aucun absolu de la capacité critique. L’éducateur qui ne fait pas ce jeu des contraires ne travaille pas pour le développement de l’autonomie.?»

Vivre patiemment impatient

20Tout agent de transformation vit dans la relation entre l’impatience et la patience. Quand on rompt avec un de ces deux extrêmes, on prend position en faveur de l’autre. Pour apprendre à travailler «?avec?» les gens et pour construire avec les gens leur droit à l’autonomie et à l’affirmation d’une vie digne, il faut respecter le principe selon lequel les citoyens, les usagers des services de santé (dits les patients), sont toujours, de fait, impatients de voir le système de santé auquel ils accèdent être avec eux dans leurs luttes pour vivre.

21Le SUS est le terrain où s’enracine la lutte pour la santé, en sachant que la lutte elle-même contribue à davantage de santé [10]. Cette lutte, avertit cependant Freire, fait que des problèmes surviendront toujours. L’important est que les urgences du quotidien et l’impatience n’amènent pas à oublier les objectifs et à se contenter des procédures. Il est fondamental que, même s’il y a des problèmes, les gens, eux-mêmes impatients de participer, contribuent à élaborer leurs solutions, et que celles-ci ne viennent pas par le haut.

L’éducation populaire dans la construction du Système Unifié de Santé (SUS)

22Les années 1970 et 1980 ont été des années de luttes pour la démocratisation du pays et pour de meilleures conditions de vie, conditions qui s’étaient dégradées lors du régime d’exception instauré par la dictature militaire, dès 1964. En matière de santé, les mouvements sociaux étaient composés de personnes ayant passé par l’apprentissage au sein des Communautés Ecclésiales de Base, des Sociétés d’Amis de Quartier, des Groupes de Prière et d’Alphabétisation d’Adultes, à la façon de l’éducation populaire systématisée par Paulo Freire. Ces mouvements revendicateurs, intimement liés aux pratiques de santé, se sont associés à d’autres groupes sociaux, et ont ainsi créé les conditions d’émergence du Mouvement de la Réforme Sanitaire au Brésil [11-13].

23La construction collective et partagée du projet de Réforme Sanitaire a été cruciale pour la mobilisation et les résultats de la décisive 8e Conférence Nationale de Santé?: elle a inscrit la santé comme un droit dans la Constitution de 1988, elle a créé le Système Unifié de Santé (SUS) et a ouvert la voie pour le contrôle public de cette politique sociale au niveau local, municipal, des États fédéraux et national. La création des conseils municipaux de santé a eu pour objectif de garantir, d’une part, la participation et le contrôle public de la santé par la communauté et, d’autre part, la gouvernance municipale en matière de santé. Cette réponse institutionnelle aux revendications du Mouvement de Réforme Sanitaire a créé les conditions d’une poursuite de la lutte à des niveaux plus complexes, favorisée par un système de gouvernement plus ouvert à la participation, dont l’implantation effective est devenue un défi.

24Dans les années 1990, la mise en place du SUS s’est poursuivie dans le contexte des gouvernements néolibéraux. Les mouvements précédemment organisés se sont institutionnalisés dans les espaces de participation existants, ce qui a contribué cependant à la fragmentation et à la fragilisation des luttes. En revanche, d’autres forces ont émergé?: d’une part, des associations de malades avec des revendications spécifiques liées à certaines pathologies (le VIH-sida, l’insuffisance rénale chronique, le diabète, le handicap, etc.)?; d’autre part, la mise en place d’enseignements en éducation pour la santé rendant les participants acteurs de leur propre formation. De nombreux professionnels de la santé, au départ comme collaborateurs puis comme membres des mouvements populaires, ont été force de proposition et d’action dans la création d’espaces de formation favorables à l’élaboration de nouveaux rapports éducatifs en santé. Il en a résulté une réforme massive des programmes de formation.

25Mais malgré ces progrès il arrive encore souvent qu’au lieu de se battre, de parler et de travailler «?avec?» les usagers, les professionnels agissent «?pour?» ceux-ci. Ainsi, des initiatives bien intentionnées amènent certains professionnels à «?créer un Conseil?», à «?mobiliser la population?», «?organiser les gens?». Ces initiatives, témoignent de leur enthousiasme et de leur dynamisme mais ces actions sont naïves puisque face au besoin de transformations solides, radicales et durables, elles maintiennent, au moins potentiellement, les usagers dans une position subalterne et de rapports inégaux.

26En particulier dans l’État de Sao Paulo, certaines pratiques d’institutionnalisation de la participation populaire dans les Conseils de Santé étaient (et sont encore) perturbées par des porte-parole de groupes extrêmement autoritaires, pour lesquels ces espaces sont perçus comme possibilités d’élargir leur pouvoir de domination et de coercition (tel est le cas de certains groupes organisés autour d’activités illicites comme le trafic). Cette dérive est prévisible?: une fois élargis les espaces de participation, des groupes plus organisés, sont tentés de les occuper pour répondre à leurs intérêts propres. En fait, la question de la participation n’assure ni ne sous-entend l’homogénéisation des visions du monde, ni d’ailleurs le choix des meilleures méthodes pour atteindre les situations considérées comme idéales par chaque groupe. Ainsi, l’ouverture de ces espaces participatifs à la diversité d’intérêts, d’organisations et de forces exige la mise en œuvre de négociations et de pactes.

Nouveaux espaces et nouveaux acteurs?: la recherche-action

27Comme toute tentative de classement, l’analyse des données recueillies dans l’enquête évoquée plus haut ne permet pas de restituer la richesse des récits, des activités, des dilemmes et du chemin parcouru par les différents collectifs. Malgré cette limite, les mouvements d’éducation populaire en santé identifiés sont présentés ici à partir des domaines thématiques qui les motivent, à savoir, le processus santé-maladie, la participation directe dans des Conseils via les mouvements traditionnels comme le Mouvement Populaire de Santé (MOPS), mais aussi l’art, l’environnement, l’exclusion urbaine et rurale, l’éducation.

28Les participants les plus nombreux à cette recherche sont les professionnels de santé qui œuvrent directement comme fonctionnaires du SUS. Cependant, de manière timide au début et plus intensément part la suite, des associations de quartier, le Mouvement des Travailleurs Sans Terre, des syndicats et des organisations non gouvernementales ont commencé à s’y intégrer.

Le processus santé-maladie

29Dans l’État de Sao Paulo, lieu de l’enquête, c’est le travailleur de santé qui se détache comme agent mobilisateur dans les pratiques dites d’éducation populaire. Parmi les 34 questionnaires valides retournés par des groupes de Sao Paulo, la grande majorité émanait d’agents communautaires de santé (ACS). Ceux-ci se sont souvent organisés de manière intuitive, sur le territoire des Unités de Santé de la Famille [5], en partenariat avec des organisations ou en réponse à des demandes locales émergentes?; ils mettent à disposition des ressources et leurs expériences antérieures.

30Le dynamisme des ACS surprend par leur disponibilité à dialoguer avec d’autres projets en cours sur leur territoire. Ces actions sont conduites avec des personnes âgées et des adolescents, dans une perspective élargie, non focalisée sur les causes pathologiques de la souffrance, ni sur des solutions médicamenteuses. De manière générale, ces «?soignants de santé?» cherchent à répondre aux besoins de toujours avec des approches nouvelles, comme les actions en matière de sexualité (homosexualité, prostitution), endémies (MST/VIH-sida, dengue, lèpre) et vis-à-vis d’autres vulnérabilités (réduction des risques, prise en charge des enfants en surpoids ou obésité, etc.).

Le MOPS

31La genèse du Mouvement Populaire de Santé (MOPS) coïncide avec la création des Conseils, qui représentent l’institutionnalisation de la participation populaire dans le SUS. Ses membres sont les héritiers des mouvements sociaux de quartier des années 1970-1980. Bien que considéré comme leader et légitime pour représenter les Mouvements Populaires liés à la santé dans tout le pays, le MOPS a connu des difficultés dans cette représentativité?: des conflits pas toujours constructifs avec les nouveaux arrivants, qui ne reconnaissaient pas comme leurs les leaders historiques. De plus, en comptant souvent sur des financements publics, les mouvements populaires de santé se sont affaiblis face à la baisse des subventions. Les activités du MOPS se sont concentrées sur la mise en place de Conseils de Santé, ainsi que sur la représentation et la délégation dans les conférences de santé.

L’art

32Une bonne surprise ressort des échanges avec les collectifs d’éducation populaire en santé?: leur tendance à intégrer d’autres chemins pédagogiques. Des mouvements artistiques en sont le premier exemple. Des clubs de hip-hop, des percussions africaines, des troupes de théâtre amateur, des groupes de musique chorale ou instrumentale, des groupes de danse se mettent en lien parce qu’ils comprennent le rôle libérateur de l’art. La question qui se pose alors est celle de l’emploi du terme «?thérapeutique?», car l’association entre l’art et la thérapeutique n’est pas consensuelle. Cependant, cette association a sa place dans l’éducation populaire où les pratiques de soins conçues dans une perspective très large incluent l’art comme participant à la libération de la souffrance. L’art contribue ainsi à re-signifier la vie.

33Il est très intéressant d’observer comment des activités créatives (et non pas répétitives), et de recours aux traditions (et non pas l’imitation dépourvue de vie) cherchent à investir la santé. Chercher à articuler l’art et la santé promeut à la fois une culture artistique de la santé et une pratique saine de l’art.

L’environnement

34Les mouvements de défense des cultures traditionnelles sont menacés par le même processus qui menace l’environnement?: l’expansion immobilière et l’usage de la terre et de ses ressources de manière privée et prédatrice. Cela amène à inclure dans les objectifs la défense des «?quilombolas?» (communautés issues de la résistance à l’esclavage), des «?caiçaras?» (communautés de pêcheurs issues du métissage entre Portugais et Indiens), des coupeurs de canne à sucre et des anciens travailleurs victimes de contamination environnementale. L’inclusion de ces groupes dans la présente recherche-action se justifie par le fait qu’ils portent eux-mêmes leurs revendications et que celles-ci sont en partie liées aux questions de la santé.

L’exclusion

35Les centres-ville, notamment des grandes villes, concentrent des mouvements d’occupation de logements dans des bâtiments abandonnés, des personnes sans domicile fixe, des victimes de l’exploitation sexuelle, notamment des enfants et des jeunes en situation d’extrême vulnérabilité, conséquence des processus d’hyperurbanisation et de spéculation immobilière. Dans ce contexte, le Forum des Enfants de la Rue, l’Union des Mouvements pour l’accès au logement et plusieurs mouvements de femmes se sont rapprochés. Ils ont commencé à participer à des rencontres et à y exprimer leurs besoins, revendications et propositions.

36En ce qui concerne l’exclusion rurale, le Mouvement des Travailleurs Sans Terre en tant qu’organisation emblématique à la base de l’éducation populaire, élargit sa participation à des domaines comme la santé, l’environnement, l’éducation, la valorisation artistique des traditions…

L’éducation

37L’éducation dans cette analyse concerne l’ensemble des collectifs qui s’interrogent sur la question des méthodes éducatives associées à la santé. Il s’agit des groupes d’alphabétisation critique qui incluent la pédagogie de Paulo Freire comme référentiel principal. C’est également le cas du Réseau d’Éducation Populaire et Santé, des Centres de formation des Travailleurs de la Santé, des Services de Ressources Humaines des institutions de santé, du Mouvement des Étudiants et des conseils municipaux. En fait, ces groupes émergent comme forces de pression, d’articulation et de rassemblement en réponse à des problèmes qui sont de plus en plus identifiés comme des obstacles à l’amélioration des conditions de santé de la population.

Des défis qui restent d’actualité

38Force est de constater pourtant le maintien de pratiques éducatives dominatrices et clientélistes. Des projets éducatifs traditionnels, sur l’hypertension artérielle, le diabète, les soins prénatals, la puériculture et la ménopause sont toujours mis en place, souvent de manière autoritaire, même si auto-proclamés «?d’éducation populaire?». En fait, au Brésil, notamment dans l’État de Sao Paulo, l’attribution d’un sens biaisé au mot «?populaire?» est fréquente?: ce qui est «?populaire?» concerne plutôt l’autre, souvent en situation subalterne ou de dépendance. Dans cette logique, l’éducation populaire est synonyme d’interventions dites éducatives, qui visent à amener les gens du «?peuple?» à acquérir des comportements prévus par «?l’éducateur?», en totale opposition à la proposition initiale.

39Une autre situation indésirable, largement évoquée dans les espaces de rencontre et de discussion, est le découragement et même la disqualification des méthodes participatives de la part de professionnels, en particulier les gestionnaires. Les plaintes concernent surtout les pratiques de construction d’autonomie et de responsabilisation des usagers.

40En revanche on note des avancées en matière de prise de conscience de droits?; Smeke [15] pointe que la «?sous-citoyenneté?» qui marquait les rapports entre les usagers des services et les travailleurs de la santé, a régressé, mais cette amélioration est parfois mal vécue par les professionnels. Effectivement, si avant il était fréquent d’entendre «?quoi qu’on donne à ces gens, c’est déjà très bien?: peuple moutonnier ne se plaint de rien?» aujourd’hui les travailleurs se plaignent fréquemment des usagers?: «?le patient vient ici en s’imposant, il pense qu’il est le patron?»…

41Le contexte est aujourd’hui celui d’une ouverture démocratique, d’absence d’un «?ennemi commun?» (comme était perçue la dictature), de multiplicité des champs d’intervention identifiés. De nombreux groupes se constituent et se mobilisent sur des thématiques et avec des modalités spécifiques. De la coexistence et de l’interaction de ces spécificités, concernant la priorité des revendications, la vision du monde qui les anime, la nature des propositions et des projets portés, naît l’apprentissage partagé de la négociation des intérêts et de la construction de pactes. De nombreux participants à la première phase des mouvements populaires de santé (la mise en place de la Réforme Sanitaire et du SUS) ont intégré des postes politiques du secteur de la santé ou les partis politiques qui les soutiennent. Mais alors émerge un dilemme?: comment élargir la participation populaire et le contrôle public en matière de santé quand les mouvements qui ont ouvert l’espace institutionnel dédié à cela occupent les postes dans les instances gouvernementales??

42Il apparaît finalement que la systématisation des pratiques éducatives en santé fondées sur les idées de Paulo Freire demande la construction toujours renouvelée d’initiatives et de recherches. L’éducation populaire est en perpétuel développement.

43Aucun conflit d’intérêts déclaré

Références

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    Lima VA. O processo de trabalho da enfermagem na atenção primária. Tese (Doutorado) Universidade Estadual de Campinas, Campinas, 2005.
  • 14
    Campos GWS et al. (org.) Tratado de Saúde Coletiva. 2e ed. São Paulo?: Hucitec?; 2012:868.
  • 15
    Smeke ELM. Saúde e democracia - experiência de gestão popular: um estudo de caso. Tese (Doutorado) Universidade Estadual de Campinas, Campinas, 1989.

Mots-clés éditeurs : Paulo Freire, Brésil, éducation populaire, éducation pour la santé

Date de mise en ligne : 09/07/2013

https://doi.org/10.3917/spub.133.0167

Notes

  • [1]
    Infirmière spécialisée en Éducation Populaire et en Santé Publique – Ph.D en Santé Mentale – Coordinatrice Atelier Santé Ville au GIP de Grigny et Viry-Chatillon – France.
  • [2]
    Nutritionniste spécialisée en Santé Publique – Ph.D en Santé Mentale – Chercheur-collaborateur au Département de psychologie médicale et psychiatrie de l’université de Campinas – Brésil.
  • [3]
    Ph.D en Santé Publique et éducatrice pour la santé en appui aux équipes professionnelles de soins de santé primaires – Campinas – Brésil.
  • [4]
    Médecin de Famille – Ph.D en Santé Publique – Professeur titulaire à l’Université Catholique Pontificale de Campinas – Brésil.
  • [5]
    En 1994, le ministère de la Santé adopte la Santé de la Famille comme une stratégie de réorientation du modèle d’assistance à la santé (en y incluant notamment les principes de promotion de la santé) et de réorganisation de l’attention basique à la santé. Cette stratégie priorise les actions de promotion, de protection et de récupération de la santé des individus et des familles, du nouveau-né aux personnes âgées, en bonne santé ou malades, de manière intégrale, continue et de qualité, en incitant l’organisation de la communauté et l’effective participation populaire [14].

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